L’aventure

Soyons de bon compte, partir seul à vélo (électrique) (sur les routes de France) en 2019 n’est pas une aventure pour la majorité des humains. A chacun ses défis ! Pour moi, c’en est une. Il y a d’abord la solitude. Je n’ai pas eu souvent dans ma vie, l’occasion de vivre seul. Ce n’est pas un hasard. La solitude est une amie exigeante et j’ai souvent préféré la tenir à distance. Aujourd’hui, je me sens capable de vivre en sa compagnie, sereinement. Il y a ensuite le fait de sortir de la zone de sécurité et de confort du quotidien qui n’est en réalité qu’une illusion. Nous ne sommes nulle part à l’abri du changement, de la catastrophe, de la rencontre, de l’imprévu et, finalement, de la mort. Laisser derrière moi le quotidien, les routines, c’est me placer dans cette attitude de fragilité, d’ouverture et d’expectative qu’il est bien difficile de conserver dans la vie organisée si remplie que je mène chez moi. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut danser sur la musique toujours imprévue de la vie. C’est donc un chemin vers un ailleurs qui n’est pas une destination et vers moi-même. Julien Gracq parle merveilleusement de cet état d’ouverture, lui qui a tant marché sur les routes de Normandie :

On ne peut mettre dans la route toute l’attente qu’elle est capable de combler si l’on a pas au moins quelque fois tout accepté de ses sévérités et de ses servitudes primitives : la faim, la soif, la fatigue l’ennui, l’inconfort, l’incertitude du gîte, l’averse désastreuse qui bat la chaussée noyée et installe sa cataracte pour tout l’après-midi.

Et cet étrange sentiment d’exil aussi, pareil à une basse, monotone, qui naît du long chemin et ne déserte jamais ses pires exaltations. Il en coûte aussi d’être un errant par le monde. Les joies sont traversées vite. On ne participe pas. Il y a un regard, quand on déboucle son sac dans le soir jaune, sur un balcon à glycine, au-dessus de la cour pleine de poules, de charrettes et de futailles comme un tableau hollandais, quand on s’attable sous la tonnelle d’une étape heureuse qui interroge déjà avec détachement, le ciel du lendemain, la file songeuse au-delà les toits des peupliers de la route par où les bêtes reviennent et qui se lissent déjà pour la nuit. « Aller me suffit » a écrit René Char. Il faut savoir s’installer dans ce porte-à-faux sans sécurité. Demain sera autre. Demain pèse déjà sur les avancées reposantes de la nuit. Il est un poème de Rimbaud encore, poème d’errant, poème de l’auberge d’un soir, qui rêve merveilleusement, dérisoirement, de la félicité, de la capitulation bienheureuse de l’étape ultime. Il s’intitule « le pauvre songe ». Et ce poème de la sécurité dernière est encore comme une chanson de route.

Et voici le poème de Rimbaud :

Le pauvre songe

Le pauvre songe

Peut-être un Soir m’attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content:
Puisque je suis patient!

Si mon mal se résigne
Si j’ai jamais quelque or,
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes? …
– Ah! songer est indigne

Puisque c’est pure perte!
Et si je Et
Le voyageur ancien,
Jamais l’auberge verte
Ne peut bien m’être ouverte.

Et le poème de René Char :

Je t’aimais.

J’aimais ton visage de source raviné par l’orage et le chiffre de ton domaine enserrant mon baiser. Certains se confient à une imagination toute ronde. Aller me suffit. J’ai rapporté du désespoir un panier si petit, mon amour, qu’on a pu le tresser en osier