Aujourd’hui, je me réveille à Signy-l’Abbaye avec la ferme intention de prendre le temps de vivre. Quand je suis à vélo, je suis tenté d’avancer et de faire du chemin. Hier, j’ai été trop vite. Avec la fée électricité, je perd en grande partie les contraintes physiques qui imposeraient plus de lenteur et de temps de récupération. A vélo, je vais (en moyenne) au moins 4 fois plus vite qu’à pied. Or, la marche est le rythme naturel de l’homme. Je me suis juré aujourd’hui d’être plus attentif. Comme c’est une petite étape (54 km) et que j’ai bien l’intention cette fois de ne pas m’égarer, 3 heures suffiront. J’en profite pour descendre déjeuner tard après avoir passé un peu de temps avec Proust. L’Auberge de l’Abbaye a un charme très particulier. Elle est gérée par un ensemble de femmes particulièrement attentives et dévouées. Tout semble organisé comme sur du papier à musique comme dans ces organisations spontanées dont les femmes seules sont capables. Je n’ai pas vu de chef et j’ignore qui est la patronne, mais chacune se sentait également responsable de l’accueil et du bien-être des voyageurs. Un excellent restaurant de surcroît !
Au moment de partir, il pleut à verse. J’ai le temps. La responsable du petit déjeuner me suggère d’attendre dans les fauteuils de la réception (elle me proposera aussi de me préparer un pique nique (ce que je refuserai). Alors que je lis Proust (l’amour du narrateur pour Gilberte commence à tourner à l’aigre et il raconte sa première expérience dans une maison close où il est introduit par Bloch), nous engageons la conversation. Elle a 52 ans, deux filles et trois petits enfants dont des jumeaux. Elle parle de la région (“quand on veux trouver du travail, on en trouve”), de sa famille, de ses parents (7 enfants toujours unis, “c’est une grande chance”), de ses petits enfants, de son désir de trouver un amoureux… Elle m’interroge aussi. Bref, nous échangeons sans fard, ni apprêts, sur nos vies.
Il est 11h45 quand je démarre enfin. Je suis fier de moi ! Je me suis laissé vivre, j’ai pris le temps, c’est bien cela mon projet. Très vite, je m’aperçois que Signy-l’Abbaye est décidément dans une cuvette. Après une longue montée, je découvre un vaste pays très aplati. Doucement, la Champagne s’annonce.
Je me dirige vers Rethel. En chemin, un cimetière militaire britannique. Les Ardennes ont été marquées par les trois guerres avec l’Allemagne. En passant à Novion Porcien, je vois l’indication d’un musée “Guerre et paix en Ardennes”. Je n’ai pas d’affection particulière pour les musées militaires au contraire. L’alignement des casques, des uniformes, des épées et autres armements ne suscite chez moi aucune émotion, mais j’ai le temps ! Le bâtiment dont je me suis approché présente une étonnante entrée.
entrée du musée face arrière
Je décide de m’y arrêter. Quelques mots avec la préposée à l’entrée m’apprennent que le musée vient de réouvrir (01/2018) et qu’il a été totalement réorganisé. Au fil des salles, des écrans interactifs, des documents, des objets, des uniformes (inévitablement), des armes racontent l’histoire des Ardennes sous les trois grandes guerres. La guerre de 1870 a frappé les Ardennes de front. L’armée française sera définitivement vaincue et devra se rendre, encerclée, à Sedan et près de 200.000 soldats seront faits prisonniers. Cette guerre causera près de 200.000 morts. L’Alsace et la lorraine seront annexées par l’empire allemand dont la création est décidée dans la salle des glaces de… Versailles en 1871. Les Ardennes seront occupées pendant trois années par l’Allemagne après la victoire, les placards affichés à l’époque par l’autorité occupante montre la dureté de traitement des populations. La guerre 14-18 a vu le front s’établir plus au sud vers la marne mais les Ardennes constituaient la base arrière de l’armée allemande. En 14/18, on estime qu’environ 5.000.000 de personnes sont mortes des deux côtés, français et allemands. La guerre 40/45 traverse les Ardennes avec les premiers combats entre les troupes françaises et les divisions d’assaut allemandes (40/45 c’est 61 millions de morts dans le monde). Rethel est à elle seule le symbole de ces ravages successifs : détruite à 80% en 14, reconstruite et détruite à nouveau à 80% en 1940). Tout cela est expliqué de manière très didactique et commenté par des dispositifs visuels et sonores qui stimulent l’imagination et reproduisent fidèlement les faits de guerre, mais…
Quel est aujourd’hui le sens d’un musée de la guerre ? Peut-on se limiter à raconter les faits ? Ce musée est en réalité un musée sur la folies des nations et des hommes qui les dirigent. Il y manque un vrai dispositif critique qui explique comment les hommes en arrivent à de telles extrémités. Je regrette l’absence d’une réflexion sur les causes et la mise à l’honneur de tout ceux qui au cours du temps ont illustré le pacifisme. On devrait supprimer de nos villes européennes les nom des rues, des places, des boulevards célèbrent la gloire des généraux et des dirigeants qui ont causé tant de pertes et de ruine à commencer par celui de Bonaparte, ce dictateur sanguinaire qui a ravagé l’Europe et dont la victoire sur les troupes allemande à Iéna sera l’une des cause de l’invasion allemande de 1870. A quand une histoire de la France qui dévoile la face cachée de l’histoire comme celle qu’a écrit Howard Zinn pour l’Amérique !
Je quitte ce musée en restant sur ma faim. C’est un musée des faits de guerre mais ce n’est pas un musée sur la paix. Poursuivant ma route, Je découvre le monument aux morts grandiloquent de Perthes. Il fallait justifier a posteriori le massacre de toute une partie de la jeunesse française aux yeux de tous ceux qui restaient, veuves ou parents désenfantés, compagnons de combat, enfants orphelins… Glorifier les victimes c’était chercher à donner un sens à leur mort absurde.
Perthes, meurtrie, incendiée, à ses héros, à ses martyrs
Passants souvenez -vous.
Je poursuis mon chemin en repensant à Romain Rolland, auteur vilipendé à l’époque, en septembre 1914, d’un manifeste pour la paix : “au dessus de la mêlée”. Je repense aussi à cette très belle chanson “Quand les hommes vivront d’amour” que j’écoute outjours avec des frissons et je regarde les nombreuses fleurs qui parsèment ma route. J’arrive à Warmeriville en fin d’après midi dans un très modeste hôtel.
Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère
Dans la grande chaîne de la vie
Où il fallait que nous passions
Où il fallait que nous soyons
Nous aurons eu mauvaise partie…
Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère…
Dans la grande chaîne de la vie,
Pour qu’il y ait un meilleur temps
Il faut toujours quelques perdants,
De la sagesse ici bas c’est le prix